Au-delà des apparences – Thierry Savatier – Catalogue de l’exposition « Gore Fantasy »


« Sous les cartes postales
Se lisent d’autres vies que celles qu’on étale. »

Au-delà des apparences…

Nous avons pris l’habitude de cartographier l’art. Même l’amateur le plus intrépide, celui qui revendique une âme d’explorateur, craint de se perdre dans ce territoire qui devrait pourtant lui être familier. Il lui faut donc donner des noms, ranger les écritures esthétiques dans des cases, classifier à l’infini pour identifier des points de repère. L’aventure et ses imprévus y perdent. Tel est le tribut à payer. Bien sûr, nous savons, depuis que Camus l’a écrit en 1944, que « Mal nommer un objet, c’est ajouter au malheur de ce monde ». Alors, nommons, tout en gardant pleine conscience qu’en matière d’art (mais pas seulement), les mots font défaut, voire – on me pardonnera ce calembour lacanien – « des faux… » Les quelques personnes auxquelles j’ai montré des photographies des œuvres d’Ophélia H. m’ont renvoyé à un même terme : « Gore. » C’est surtout au cinéma qu’elles faisaient référence, à cette subdivision des films d’horreur qui se caractérise par la multiplication de scènes sanglantes.

Pourtant, le Gore est un genre peu présent dans les arts plastiques ; les rares exemples que l’on croise puisent la plupart du temps leurs sources dans le corpus cinématographique ou dans les mangas contemporains. Le travail qui occupe Ophélia H. depuis une vingtaine d’années appartient à un autre univers, qui n’est d’ailleurs pas réductible au Gore, à moins de penser que la seule présence de sang et de corps démembrés suffirait à l’y enfermer. Mais, dans ce cas, il faudrait inclure dans cette catégorie Géricault pour Etude de pieds et de mains (vers 1818), Picasso pour Le Coupeur de têtes (1901), Soutine pour ses Carcasses et ses Bœufs écorchés (vers 1925), Goya pour Les Désastres de la guerre (1810-1815) ainsi que nombre de représentations de l’Enfer et du Jugement dernier du XIe au XVe siècle, sans oublier, bien sûr, les enluminures qui illustraient le martyr des saints, entre le XIIIe et le XVe siècle, en particulier dans les manuscrits de la Légende dorée de Jacques de Voragine.

Le cinéma Gore, tout comme son prédécesseur le théâtre du Grand-Guignol qui, de 1898 aux années 1930, attirait les foules en mal de grand frisson, a pour but d’effrayer le spectateur, de convoquer une imagerie qui le plonge dans la terreur, primaire plus encore que primale. Les œuvres d’Ophélia H. échappent à cette démarche simpliste. Elles n’existent pas pour susciter la peur, mais l’inquiétude, le questionnement. Elles ne montrent pas au regardeur un spectacle extérieur, des scènes qui lui seraient étrangères et qu’il subirait passivement en attente d’une réaction. L’artiste, au contraire, déchire le rideau des apparences, creuse les tréfonds de l’âme humaine pour en mettre à jour la noirceur. Le rouge du sang traduit l’outrenoir de nos pensées plus ou moins (in)conscientes. « Outrenoir » étant défini par Pierre Soulages comme « Un autre pays que celui, émotionnel, du noir simple. » Elle nous tend un miroir, magique et tragique, dans lequel nous observons au grand jour ce que nous voudrions jalousement garder caché ou, plus simplement, que nous refoulons. Elle fait du regardeur un acteur, l’invite à réfléchir sur lui-même et sur la société dans laquelle il vit. Elle le confronte à ses tabous.

Le cursus d’Ophélia H. – études de cinématographie et en psychologie clinique, option « violence et traumatisme » –, sa pratique dans le champ médico-social, nourrissent sans doute ses créations, tout autant que son vécu. Pour nous, l’expérience est perturbante ; on ne sort pas indemne de l’observation de ses boîtes et de ses collages, d’autant plus qu’elle nous propose des visions, non pas purement réalistes, mais oniriques qui semblent directement jaillir de terribles cauchemars. Il y a du conte de fée (Carabosse ou Fata Morgana…) subversif dans ces représentations où seule la figure féminine prend part. Le nu y est très présent, mais il ne provoque aucun désir, c’est celui d’un Eros aptère. Pour définir ses compositions, l’artiste cite un ami universitaire, Ophir Lévy, qui parle de « merveilleux à l’envers. » On pourrait tout autant évoquer une « contre-image » – le mot est de Roland Barthes – des contes de fée.

Encore nous faut-il, pour dépasser le stade du premier abord et tenter d’interpréter ce à quoi nous sommes confrontés, nous livrer à un intense travail de l’œil. Car Ophélia H. partage avec Jérôme Bosch, outre de constituer un bestiaire composé d’êtres issus de l’hybridation de l’humain (poupées Barbie, petits baigneurs), de l’animal et du végétal, cette singularité qu’embrasser ses œuvres d’un regard global nous renseigne très peu. Sa Boîte à Jardin des délices (2022), justement sous-titrée « Hommage au visionnaire Jérôme Bosch », nous en offre un exemple archétypal. Il nous faut vaincre notre appréhension première, nous approcher, scruter dans chaque composition le moindre détail qui n’est jamais présent par hasard, identifier des objets de récupération parfois détournés de leur rôle initial. Nous découvrons alors une multitude de références à l’histoire du cinéma (l’expressionnisme allemand, Lars von Trier, Marilyn, Hitchcock…), à l’histoire de l’art (John Everett Millais, Jean Fouquet, Gustave Courbet, Hans Bellmer…), qui agissent comme autant de briques destinées à consolider l’édifice, mais surtout comme autant de cailloux du Petit Poucet semés çà et là pour nous montrer le chemin. L’artiste met à notre disposition des clefs de lecture, évidentes ou complexes ; à nous de nous en saisir.

Certains de ses collages (La Belle plante, 2022Méduse(s) rêveuse(s), 2020) se rapprochent volontiers de ceux de Max Ernst ou de Nadine Ribault. Ses dessins (Psychanalyse, 2009) sont parfois des travaux préparatoires qui, cependant, acquièrent vite leur autonomie. Quant aux boîtes, si présentes dans l’art brut et les arts singuliers, elles nous suggèrent des maisons de poupées inquiétantes. Les récits qu’elles mettent en lumière sont, du propre aveu de l’artiste, une critique de l’Idéal dans ce qu’il pourrait avoir de mortifère et de monstrueux. Songeons à ce que Nietzsche écrivait dans sa Généalogie de la morale… Il est vrai qu’il faut toujours se méfier des notions d’Idéal de perfection ou de Vertu dont l’Histoire nous a montré et nous montre encore comment elles aboutissent à la pulsion de mort dans toute sa radicalité. Derrière chaque culte de l’Idéal et de la Vertu, on distingue souvent un tartuffe et des dupes ; rappelons-nous le mot de Louis-Ferdinand Céline : « Ce sont toujours les plus vicelards qui nous font la morale. »
Ophélia H. agit, de ce point de vue, en lanceuse d’alerte, alliant satire et poésie cruelle comme moyen d’expression. Elle se livre également à une critique de la société consumériste (voir, par exemple, La Boîte à maquereau, 2020), mais aussi de son cadre plus général, la société du spectacle et l’uniformisation qu’elle nous impose, où les injonctions sociales, liées à l’Idéal, poussent à dévoiler, sous couvert de transparence ou mise en scène de l’image intime, ce qui ne dépassait pas le seuil de l’alcôve autrefois. « Vois-moi », lit-on sous un écran de télévision sur lequel figure une scène pornographique impliquant un couple dans La Boîte à merveilles.

Fréquenter l’œuvre d’Ophélia H., c’est aussi accepter de s’immerger dans l’aube du monde, remonter à une création non pas biblique mais archaïque, tout juste postérieure au Chaos d’Hésiode, à l’origine du monde et à l’origine du mal qui lui est concomitante. Sa sculpture La Totémique (2023), œuvre majeure de cette exposition, le suggère. Cette Magna Mater hybride et cornue au visage étrangement quiet, composée des quatre éléments, mais aussi de fragments organiques humains, animaux et végétaux, cette déesse-mère qui porte dans son ventre l’une des mains négatives du paléolithique et qui tient tendrement un nouveau-né dans ses serres, nous semble tout droit sortie d’une transe chamanique pour célébrer le vivant.

Thierry Savatier*, texte tiré du catalogue de l’exposition « Gore Fantasy »


* Thierry Savatier est historien de l’art. Ses recherches portent sur les XIXe et XXe siècles, plus particulièrement sur Gustave Courbet et Pablo Picasso. Il est aussi critique d’art et s’intéresse plus spécifiquement à l’art contemporain occidental et à celui du Moyen-Orient. Auteur et co-auteur de plusieurs ouvrages, il a aussi été commissaire scientifique des expositions « Cet obscur objet de désirs – autour de L’Origine du monde » (2014) et « Courbet/Picasso : révolutions ! » (2021).